Moutons moroses
Belfond, Goumois
Il était une fois une contrée si reculée que, de quel côté qu’on veuille en sortir, il fallait gravir des montagnes et en descendre d’autres. Par la rivière qui la traverse, il était impossible, dit-on, d’y accéder. En amont de son plus important village, Goumois, la chaîne des Sommêtres avait poussé ses rochers jusque dans une gorge obscure, arrêtant les eaux. L’aval était également verrouillé par des éboulis que le bief de Vautenaivre avait charriés jusque-là, si bien que ce vaste entonnoir formait un lac tranquille sur les bords duquel s’élevait un château.
On y donnait des fêtes auxquelles étaient conviés les gentilshommes du voisinage, chevaliers et belles dames, accompagnés de luxueux équipages. Toute cette noblesse formait un cortège, avec chevaux et bannières, défilant sur l’esplanade de Franquemont.
L’ordre des choses, ici plus qu’ailleurs, avait ses rigueurs. Aux nobles et riches seigneurs, les réjouissances ; aux manants, le dur travail de la terre ; aux femmes, les rouets et les quenouilles.
La contrée vivait toutefois des jours heureux et paisibles. Seul Nicolas, le jeune berger de la métairie de Belfond, ne partageait pas le contentement général. On raconte que là, sur le pâturage où les ronces meurtrissaient ses brebis, dans sa vie étriquée et solitaire, il se laissa gagner par le découragement. Il n’en pouvait plus de toute cette liesse dont il voyait une si large part aux autres alors que lui n’en avait que les effluves. Il enviait le sort de ces preux chevaliers dans leurs grands manteaux chamarrés, sur leurs destriers aux bardes de fer, lui qui n’aurait même jamais un mulet.
Alors, il en appela à Satan.
Ceux qui ne croient pas au démon disent que c’est une fée qu’il invoqua. C’est possible. Il n’en manque pas dans cette contrée de combes et de cavernes. L’histoire ne le dit pas exactement. Ce qu’elle dit, en revanche, c’est que Nicolas sollicita bonne fortune et faveurs et qu’elles lui furent accordées, mais pour une durée limitée. Quelques années. Certains disent dix, d’autres davantage. Là aussi, les versions divergent. Au terme de cette période heureuse viendraient des temps troublés, des jours où la haine et la peur s’empareraient des gens de ce pays. Nicolas, trop content de quitter ce trou sans avenir, accepta le marché sans la moindre hésitation. Il signa et donna son âme. Il serait noble chevalier, vaillant et chanceux.Ce qui était écrit en petit, au bas du contrat, il n’y fit pas attention.
***
Adil ne sait rien des aventures de Nicolas, encore moins de celles des seigneurs de Franquemont. Ce n’est ni son histoire, ni sa géographie. Sur la route qui relie Belfond à Goumois, Adil marche. Marcher, il connaît, il a traversé douze pays, des déserts qui vous calcinent les yeux, des mégapoles de boue et de tôle, des bleds noir d’encre, des camps remplis de merde, des lignées de tentes à côté des lignées de tombes. La mer. Il a posé son sac à dos ici, au centre de premier accueil pour requérants d’asile, à Belfond. C’était il y a huit mois.
Adil marche et regarde les arbres. Il ne fait que ça, marcher, regarder les arbres. C’est si vert, ici. Vert velours des fougères, vert-de-gris des mousses sur les pierres, vert sombre des grands sapins conquérants. Là-bas, à huit mille kilomètres au sud, c’était vert aussi. Vert de militaires. Les forêts de soldats sont cultivées en pépinières avant d’être replantées un peu partout sur le territoire. Adil est un arbre en exil.
(…)
Extrait de la nouvelle « Moutons moroses »