La fille aux abeilles

Ce qu’en dit la presse

Lire quelques extraits

Il n’y a pas une chaise libre sur les trottoirs. C’est incroyable ce que les Palermitains peuvent descendre comme bière ! On improvise des bars avec des cageots, on se tape dans le dos à se décoller la plèvre, on se demande si ça va en se tâtant la panse comme pour s’assurer qu’on a bien mangé. D’où leur vient cette euphorie ? Peut-être qu’ils se retrouvent après de longues semaines d’absence ? Non ! Ils sortent des mêmes bureaux et sont à l’heure, sacrée, où on mange et on boit. J’ai l’impression de faire un safari. Un safari humain ! Dans une ville qui a la rage. La rage de vivre envers et contre tout. Une ville qui me fait penser à Istanbul, autre ville ni précisément belle, ni exactement charmante. Non, mais fascinante. De cette fascination qui émane des couches superposées de son histoire. Une ville estomac, faite de chair et d’os. Une ville baroque. La dernière d’Europe, peut-être… 

(…)

Cette ville est un imbroglio quasi inextricable de rose, de jaune et de gris. J’ai perdu le nord et les panneaux sont en hébreu. Deux rues plus loin, ils sont en arabe. Les façades, les clameurs, les lumières, tout se réfracte les unes dans les autres, à chaque angle de rues, les renvoyant avec de nouvelles teintes, de nouveaux éclats. Je me retrouve presque par hasard dans le Chinatown de la rue Lincoln. J’ai le tournis. À l’hôtel, je sors mon cahier tout neuf pour écrire l’histoire de Max et à 21 heures, je ferme les fenêtres et je l’appelle.


La fille aux abeilles, Éditions Favre, 2023

J’ai la tête pleine des images, des odeurs et des sons de Palerme. Je commence à comprendre ce qui m’a tant fait aimer cette ville. Palerme et moi nous nous sommes construits par dépit. Nous avions été et continuions à être soumis à des courants sur lesquels nous n’avions aucune prise. C’était une ville bâtie sur des ruines dont personne ne s’était jamais occupé. Les gens y semblaient heureux, mais ils étouffaient. Nous avions la même façon de nous exprimer. Eux dessinaient des pieuvres et des requins menaçants sur les murs, moi j’avais dessiné pendant toute mon enfance des soleils noirs et des maisons sans porte. Le rapport entre cette ville défaite et mon enfance cabossée me parut soudainement évident : Palerme et moi étions régis par les mêmes lois,  celles de l’ombre et du silence.


La fille aux abeilles, Éditions Favre, 2023

Nadia ressemblait à une hôtesse de l’air de Singapour Airlines. Un physique de poupée, un teint de kaolin, des petits pieds. Elle avait des cheveux noirs coupés très courts. Je ne sais pas si c’était mon genre, mais ça l’est devenu. Les filles d’apparence fragile cachent parfois un caractère de camionneur. Nadia m’avait voulu, elle m’avait eu. Elle m’avait dragué comme un cavalier charge l’ennemi. L’ennemi, moi en l’occurrence, avait ce jour-là baissé la garde. J’étais passablement imbibé. Ça m’arrivait souvent. J’aimais ce sentiment de transgression, et puis, surtout, j’étais timide. L’alcool était un moyen efficace de combler l’espace-temps entre la volonté et l’action. Ce qui signifiait, pour moi, que plus je buvais, plus ce décalage se réduisait, et donc plus j’osais m’affirmer. L’alcool était aussi une façon de colmater les blessures de mon enfance. Je n’en étais pas conscient à l’époque, bien sûr. Mais je savais que ça m’arrivait lorsque les images que j’avais cru pouvoir ignorer me rattrapaient, m’aspiraient. Tous les traumatisés par le spectacle d’un acte brutal connaissent sans doute ces pertes d’équilibre. Tous, heureusement, ne deviennent pas alcooliques. Moi, assez assidûment, je recherchais cet état de lucidité grise qui, d’abord me donnait du courage et qui, ensuite, me faisait me tapir en moi, puis tituber, puis sombrer. Dans ces moments-là, il y avait eu, toujours, quelqu’un pour me tendre la main et ce jour-là ça avait été elle. Un copain de classe le lui avait d’ailleurs dit : « Si tu veux Léo, le seul moyen c’est d’attendre qu’il soit stone. » Je me souviens ensuite avoir eu peur de l’abîmer quand je l’ai embrassée. Ça m’est toujours resté, ça, la crainte de la voir se casser. Ou s’effriter comme une meringue.  

La fille aux abeilles, Éditions Favre, 2023

Un sentier quittait l’épingle de la route pour mener à une dépendance sur un rocher, une maison qui avait dû être abandonnée bien avant l’incendie. J’ai pris ce sentier, raide, tortueux. Giovanni m’a suivi. 

– Avant de revenir en Sicile, je pensais qu’il n’existait pas de fatalité intérieure, que la véritable adversité était toujours extérieure. Les maladies, les accidents, les chutes, l’Etna, la météo …  

J’étais essoufflé. Giovanni, au contraire, avait attaqué la pente de face, au petit trot. Je suis entré dans l’enceinte de la masure. Le temps, la nature puis le feu, avaient mis toute leur énergie à détruire ce que l’homme avait fait. 

– … mais chez nous, la fatalité, elle est intérieure. Elle fait partie de nous, comme un virus. Regarde, cette terre de cendre, de soufre. Regarde ce gâchis ! Les Siciliens ont le fatalisme des pierres. Les pierres sont impuissantes, elles se délitent, se disloquent, sous les coups du gel, du feu…

Le sol était spongieux, je sentais l’eau remonter de la terre et mouiller mes pieds à travers mes sandales. Un seul pan de mur était resté debout, du côté du bas de la pente, avec un trou béant qui avait dû être une fenêtre. Giovanni parlait, s’interrompant seulement pour tirer sur sa clope. 

– … cette plaie noire qui pénètre les chênes, les pins et les agaves, qui les gangrène jusqu’aux troncs… 

Je ne l’écoutais plus. J’étais hypnotisé par ce que je voyais, sur la mer. La découpe de deux îles. Alors j’ai reconnu l’endroit, la côte avec ses galets, sa route escarpée, qui tourne, la couleur de la terre, grise presque noire. Au-delà du col, il devait y avoir des montagnes beiges aux pointes acérées.

La fille aux abeilles, Éditions Favre, 2023