Enfin bref

Les Bois

J’étais là à gratter ma sixième âme. C’est une façon de dire que je ne faisais pas grand-chose et que je vivais ma sixième vie de chat. C’était une magnifique journée de printemps, ensoleillée comme à l’été.

Ici, à la Petite Côte, il y a une croix sur un bloc de béton chaud. Un peu plus bas, un banc est adossé à trois sapins. Longtemps, il a été rouge. Aujourd’hui, il est mangé et blanchi par l’humidité. Derrière le banc, une place de jeu avec des aliens en plastique montés sur des ressorts a remplacé le tourniquet et les balançoires. La forêt a reculé au profit des villas et des clôtures. Il y a des éoliennes sur le Lomont et de l’herbe fraîchement coupée là où s’étendaient les marécages, avec des trolles que tout le monde appelait boutons d’or.

Au-delà de la haie vive, du chaulé des cinq fermes du Canon, puis du pli sinueux de la vallée du Doubs, le clocher de Fournet-Blancheroche se découpe dans la quiétude et les brumes de la Franche-Comté.

C’est ici qu’Alice monte s’asseoir quand sa vie lui laisse un peu de temps. Elle était là il y a une heure, sur ce banc, à regarder la ferme qu’elle avait reprise avec son mari, il y a trente ans. Maintenant, son mari est mort. Accident de tracteur. Ses enfants sont partis à la ville. Depuis deux ans, elle vit seule. Cet après-midi, elle est en balade avec sa petite-fille, Cécile, deux ans.

Lui, ça faisait bien trois vies que je ne l’avais pas vu. La dernière fois, il accompagnait des élèves. Une visite sur la géologie des Franches-Montagnes faisant office de course d’école, si j’ai bien compris. Il avait expliqué les anticlinaux, les synclinaux, les ubacs, les adrets.

Enfin bref, ils avaient géographié mon biotope. Je ne m’étais pas montré.
(…)

Extrait de la nouvelle « Enfin bref »