Les cadeaux de Saint-Martin
Du Creugenat à la Werdtberg
L’histoire se serait passée en des temps lointains et incertains. La date importe peu. Son héros, de basse caste, arriva dans nos contrées en novembre, passablement chargé d’ans et de handicaps. Empreint de bienveillance et d’une belle énergie, il réussit toutefois à séduire bêtes et hommes. Sa descendance fut nombreuse et, grâce à lui, reçut en héritage des yeux d’aigle, la grâce, l’élasticité d’une biche et, suprême récompense, un talent certain pour déjouer la mort.
Les chroniques de l’époque n’ont pas retenu son nom. On pourrait donc l’appeler X, Y ou Z. Comme Zonzon. Il venait, paraît-il, de Paris. Et l’envie lui avait pris d’aller voir si les souris étaient plus vertes ailleurs.
Il avait perdu un œil à Vesoul. Comment et pourquoi ? Eh bien, si on vous le demande, vous direz que vous n’en savez que pouic.
L’autre de ses handicaps était sa couleur. Un noir aussi égal et lisse qu’une soutane de curé, sans un poil de blanc. En ces temps troublés, cela faisait de lui la plus ardente incarnation du malin et, par voie de conséquence, tous ses semblables ayant été jetés dans les bûchers ou noyés dans les puits, une rareté plutôt bien cotée chez les braconniers de tout poil.
Baume-les-Dames, Pont-de-Roide, Chevenez… Les gens d’ici n’étaient ni meilleurs, ni pires que ceux d’ailleurs. La plupart avaient le geste lourd. Ils étaient, en revanche, plutôt adroits du pot de chambre, si bien que le pauvre Zonzon arriva en nos contrées miteux, transi, tenaillé par la faim, la peste et la calomnie. Tout au long de son périple, il faillit plusieurs fois être cloué sur une des portes des villes qu’il traversa ou passé au mixeur dans les campagnes où il épouvantait les cambrousiers.
À la lisière de grandes broussailles, il se posa, fourbu et crotté, puis descendit faire ses ablutions dans un trou où la présence d’eau se laissait deviner. En son point le plus bas, la roche de cette cavité formait une paupière lourde, plissée sur une orbite noire où stagnait une larme.
Avec son demi-œil, Zonzon zieutait cette flaque d’absinthe quand il sentit, sous lui, quelque chose de dur et de froid. Ce n’était pas une pierre comme les autres. Elle était d’un rouge ardent, phosphorescent, et ressemblait à un gros grain de grenade. Au même moment, il y eut un frémissement à la surface de l’eau. Quelque chose remontait du fond du lagon. L’ombre piqua vers la terre, fonçant sur le pauvre Zonzon qui n’en menait pas large.(…)
Extrait de la nouvelle « Les cadeaux de Saint-Martin »