Caspar et François
Chez Danville, Montmelon
J’étais devenu propriétaire, à cinquante ans, de deux maisons dans une région que je ne connaissais pas. Une lettre recommandée m’apprit, il y a une semaine, que j’étais le seul héritier d’un homme dont j’avais toujours ignoré l’existence.
Lorsque je lus cette lettre, je crus à une arnaque. Elle était signée d’un notaire suisse, Maître Bouvier, et me faisait savoir qu’« étant le seul héritier de feu Monsieur Pierre Rérat, selon les recherches effectuées par ce dernier, agriculteur à commune de Clos-du-Doubs », je devenais propriétaire de terres, de forêts et de deux fermes situées dans le canton du Jura.
Nous étions en plein mois d’août, il faisait une chaleur d’incendie à Toulouse et la canicule s’annonçait pour en tout cas deux semaines encore. Je venais de fermer ma galerie d’art, c’était le début des vacances, et je projetais de partir au frais, dans les Pyrénées.
Lorsque je téléphonai à Maître Bouvier, il m’expliqua que ce Monsieur Rérat n’était certes pas de ma famille, qu’il n’avait pas d’enfants, pas de cousins, plus personne.
Il avait, sa vie durant, exploité les deux fermes de Chez Basuel et de Chez Danville jusqu’à un âge avancé. Puis il avait vendu ses bêtes et mis les terres en fermage.
Je m’appelle Christophe Danville. Je commençai à croire à la plausibilité de la chose.
Je devais faire savoir à Maître Bouvier si j’acceptais cet héritage dans un délai de trois mois. Si je le refusais, la totalité des biens reviendrait à l’État.
Je lui dis : « Je viens, je serai là dans trois jours, le 18 août ».
On fixa rendez-vous sur place. Il m’expliqua la position de la première ferme, celle de Chez Basuel, et ajouta : « J’espère que vous avez un 4×4, parce que la deuxième ferme, celle de Chez Danville, elle n’est pas facilement accessible. » Le 17, je réservai un véhicule tout-terrain chez mon garagiste. J’en essayai plusieurs et choisis le mieux adapté à la mobilité restreinte de mon épaule gauche, sanglée dans une épaulière depuis une chute dans un escalier.
Cette Jeep avait un nom d’oiseau renégat et, pour quelqu’un qui prenait une route opposée à celle qu’il avait prévue, je trouvai que c’était tout à fait adapté.
Je dormis à Saint-Claude. J’étais dans le Jura, heureux d’être déjà un peu « chez moi ». Je savais que j’étais originaire de par ici, du côté suisse. L’ordinateur de bord me signalait qu’il me restait toutefois trois heures de route.Je longeai le Doubs, avec ses pierres moussues, ses marais roseliers, ses étroites combes, puis entrai en Suisse au Col-des-Roches. Après avoir traversé une ville aux perspectives staliniennes, j’arrivai dans le canton du Jura. Cette région avait un caractère tendre, doux, et à la fois fort et vigoureux. Je devinais ici des hivers rudes. Pour la première fois aujourd’hui, je sentais le frais des montagnes. Je traversais une région faite de courbes, chacune ne devant sa beauté qu’à la brisure de celles qui la précédaient. C’était ici un haut plateau de pâturages, de prairies et de forêts, de gorges et de reculées délimité, semble-t-il, par des escarpements assez abrupts au-delà desquels devaient s’étendre vallées et piémonts, villes et lacs. Je roulais dans un espace privilégié, un paysage comme un grand corps dont on devinait les confins, au nord et au sud. Le dépaysement était total.
(…)
Extrait de la nouvelle « Caspar et François »