20 mai 2025

Croix forgée, cimetière des pestiférés, Le Boéchet, Les Bois

L’objet – Première partie

Le père de ma mère était un homme serviable. Un homme qui battait le fer et ferrait le cheval entre le feu et l’enclume. C’était un homme comme un rocher :  massif, raide, austère, mais qui savait se montrer prévenant et même aimable. Il lui arrivait, quand une facture importante avait été payée, qu’il parte au bistrot pour fêter ça. Il passait alors, en quelques heures, de l’état de bourru à celui de bourré.

Puis venait l’heure de la fermeture. Quand la porte du vestibule cognait ainsi contre le mur, ma grand-mère et ma mère savaient que « ça » allait se déverser sur elles comme un seau d’eau glacée. Cet homme que ses petits-enfants ont toujours connu si calme devenait, ces jours-là, un fielleux faisant régner la terreur sur sa famille.

Mon grand-père cachait, quelque part dans sa forge, un pistolet d’ordonnance. Il surgissait comme une bourrasque, le sinistre objet à la main. De l’autre main, il cognait. Il faisait allonger sa femme et sa fille à plat ventre, sur le sol froid de la cuisine.

Il pointait l’arme sur la tête de l’une, puis de l’autre en gueulant : « Et maintenant, je vais vous foutre bas, vous entendez ? L’une après l’autre. »

La scène s’était reproduite à deux ou trois reprises. Ensuite, à chaque fois, il y avait le silence. Et les larmes. Celles de ma mère qui coulaient sur le bras de sa mère. Lui, il partait. Disparaissait. Deux ou trois jours durant lesquels il imposait à son corps une privation de nourriture et de boisson, comme si ce jeûne forcé était à même de se faire pardonner son forfait.

Je revois clairement mon grand-père dans son tablier de cuir, sa chemise grasse au col, le chalumeau crachant le feu bleu dans une main, son masque de soudage qu’il tenait comme un bouclier dans l’autre main. Je revois ses marteaux polis à la couenne d’homme, ses tenailles et ses pinces. Quand je repense à lui, au soin qu’il prenait à me montrer comment on chauffait le fer ou comment on choisissait les bons clous, je réalise que n’importe quel homme, dans certaines circonstances, comme l’alcool, peut mettre un jour sa femme ou sa gamine en joue. Et que ça ne suppure pas forcément, ni sur les photos, ni dans les souvenirs.

Ma mère n’a commencé à en parler vraiment que lorsque j’avais environ 35 ans. Avant, elle y avait fait allusion quelques fois, notamment quand mon père rentrait du service militaire. Elle, d’ordinaire si douce, devenait comme prise de folie, criait qu’elle ne voulait pas de « ça » dans la maison. Jamais ! Elle l’obligeait à aller « ranger son sac ailleurs ».

Alors il sortait les biscuits militaires pour nous et partait cacher l’objet je ne sais où.

Maman s’était mariée très jeune, avait trouvé le plus gentil des hommes, avait été absorbée par sa famille, sa profession et ses engagements dans la vie associative. Mon frère et moi étant partis, l’heure de la retraite approchant, « ça » avait refait surface. La plaie s’était réouverte et s’était infectée. Ensuite, elle ne s’était jamais refermée. Elle s’était étendue, avait pris petit à petit toute la place.

Ma mère a vécu les dernières années de sa vie dans la révolte de son enfance gâchée et dans l’horreur des armes. Elle est décédée, en 2010, d’une rupture d’anévrisme. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à l’objet lorsque le chirurgien m’a expliqué ce qui était arrivé à ma mère. Il m’a dit : « Ce truc-là, c’est fatal, ça ne pardonne pas. C’est comme de recevoir une balle en plein cœur ».

L’objet l’avait peut-être bien tuée à petit feu.