Cet objet – dont ma mère ne parlait à personne hormis à nous trois, son mari, son fils et sa fille – je l’ai expérimenté et je veux bien essayer d’en parler. Je sais que parler de « ça », c’est comme parler de l’amour. C’est suicidaire. Mais aujourd’hui, j’ai les épaules et le souffle. Même si je n’arrive pas à dire les mots – pistolet, fusil, flingue, etc.
J’avais dix-huit ans et j’en avais un. Je l’ai trimballé entre Fribourg et le Jura pendant quelques mois. Il était en général au fond d’un large panier en osier, avec deux rabats, où j’avais mon tricot, un ou deux livres et des Babybel.
J’habitais seule un studio dans un « quartier à problèmes », en ville de Fribourg. Il m’était arrivé d’être suivie, une fois même bousculée, entre la gare et chez moi, la nuit. Quelqu’un m’en avait donné un. Un bel objet, petit, discret. Avec la mun.
Un jour, je faisais des piles de monnaie sur ma table de salon – pour acheter mes Babybel – quand quelqu’un a sonné. C’était un gars grand et carré comme un frigo. Il m’a regardée, s’est assuré que j’étais seule. Son regard est allé vers l’argent sur la table. Il a mis le pied dans la porte et a forcé le passage. J’ai ouvert mon panier, j’ai pris l’objet et je le lui ai mis sur le front en lui disant que s’il ne décampait pas illico, il était mort.
J’ai vu la peur dans ses yeux. Il est parti comme un lapin.
Un autre jour, je me suis retrouvée dans une grange, dans un patelin de la Glâne, je ne sais plus où, entraînée là par le copain d’un copain. Ça fumait, ça buvait sec. Deux mecs ont commencé de me chambrer, parce que j’avais un écusson jurassien sur mon blouson en jeans et un gros pansement sur mon œil droit. Le plus moche a rigolé parce que la pedzouille jurassienne devait être tombée sur le trou du cul d’une vache.
C’était con, mais j’avais la rage. Je n’ai rien dit. Je ne pouvais pas lui dire.
Lui dire quoi ? Que chez nous, dans le Jura, nous vivions des heures dont il n’avait aucune idée. Que ce que j’avais, à l’arcade sourcilière, je le devais au recul inopiné de la .44Mag dont j’avais reçu la lunette en pleine poire en m’amusant à tirer sur des boîtes de conserve dans une carrière ?
Ben non, je ne pouvais pas lui dire ça, à ce petit connard.
Comme je ne pouvais pas lui dire non plus que dans mon panier, sous « Thérèse Raquin », « La Métamorphose » et mes Babybel, j’avais de quoi l’envoyer en l’air plus sûrement que sa came.
Je suis rentrée à pied. J’ai marché pendant plus de trois heures.
J’avais eu très peur. De moi. Du pouvoir et de l’emprise que cet objet prenait sur moi. Je pouvais à chaque instant perdre le contrôle. J’y pensais tout le temps, jusqu’à la névrose. Cet objet était devenu une bouée de perdition. C’était humiliant.
Le lendemain, je rentrais chez moi, aux Franches-Montagnes. J’étais en train, quelque part entre Fribourg et Morat. Je pensais à ma mère, à ce moment-là à l’hôpital pour accompagner sa mère dans ses derniers moments. Je pensais à ce qu’avaient vécu ces deux femmes et je me suis mise à pleurer.
C’est mon égo qui a réagi, mon pauvre petit égo dissocié et rabougri. J’avais des choses à vivre. Pleinement, et sans béquille. Je devais me libérer de cette aliénation. Je leur devais bien cela, à ma mère et à ma grand-mère. La fantasmagorie était terminée. J’ai ouvert la fenêtre du train et j’ai jeté l’objet dans un de ces marécages que la voie enjambait. Puis je me suis assoupie, tranquille.