10 juin 2025

Vache Gibi munie d’un casque de réalité virtuelle dont le but est de réduire son inquiétude et de produire plus de lait. 2

Les pompants et les pompés[1] – première partie

C’était il y a en tout cas un certain temps. Ça se passait sur terre. Certains disent que, en ce temps et en ce lieu-là, le monde était instable. Parfois il penchait à gauche, et parfois il penchait à droite. Ce qui était ennuyeux.

Il y avait deux sortes de créatures sur cette drôle de planète. D’un côté, il y avait les Gibis, sortes de boudins à quatre pattes avec un chapeau sur la tête. Lorsqu’un Gibi perdait son chapeau, il  perdait son intelligence et devenait fou. C’était très gênant pour eux. Les Gibis étaient très très nombreux[3]

De l’autre côté vivaient les Shadoks. Les Shadoks étaient des êtres chanceux, malins et voraces.  Ronds, avec de longues pattes toutes frêles et des ailes minuscules, les Shadoks avaient l’air franchement ridicule.

Ils vivaient en communautés, comme des oiseaux. Une grande colonie nichait dans la Vallée du Silicium, une vallée qui n’en était en fait pas vraiment une.  Les Shadoks inventaient sans arrêt de nouvelles machines utilisant les dernières technologies. Ils avaient, par exemple, inventé le tournidateur, puis le netocrade et sa grande toile et enfin, plus récemment, le nanocristaucellulophone, un appareil à miniaturiser le monde et rendre la copie plus enviable que son modèle.

Les Gibis, quant à eux, vivaient dans des hébergeries.

Quand ils se déplaçaient, ce qu’ils faisaient souvent dans de grandes bétaillères où ils étaient serrés les uns contre les autres, ils courbaient l’échine et baissaient les yeux sur l’appareil qu’avaient inventé pour eux les Shadoks. Ils ne se parlaient pas, évitaient de se regarder et de se toucher. C’était des individus  un peu mous, qui avaient de la peine à se supporter eux-mêmes et ne supportaient plus trop les autres.

Tous les Gibis avaient, dans leurs pattes, une sorte de petit miroir relié à leur visage par un tuyau invisible. Ce miroir, appelé  nanocristaucellulophone, les bourrait d’images qu’ils absorbaient et dont ils se gavaient. Six heures par jour, en moyenne, les Gibis regardaient, aspiraient une soupe d’images qui les divertissait, les amusait, les charmait.

À l’autre bout des tuyaux, les Shadoks pompaient. Ils pompaient le matin, ils pompaient l’après-midi, ils pompaient le soir, et quand ils ne pompaient pas… ils rêvaient qu’ils pompaient. Ils avaient mis au point pour cela des cosmopompes reliant des antennes, des entonnoirs, des satellites et des kilomètres de tuyaux invisibles. Toute la matière qu’ils pompaient aux milliards de nanocristaucellulophones des Gibis arrivait dans la Vallée du Silicium où elle était raffinée, traitée, concentrée.

Les Gibis, bien qu’ils crussent le contraire, ne se remplissaient pas, ils se vidaient de leur substance, jour après jour, heures après heures. Ils avaient bien essayé de comprendre d’où venaient leurs indigestions, leur sentiment de vide et cette fatigue incompréhensible qu’ils ressentaient parfois, quand ils ruminaient dans leurs prés. Mais aveugles, muets, soumis et inconscients de l’être, ils s’étaient avachis et meuglaient quand ils ne recevaient pas leur dose journalière de sédatifs.

Ce qui intéressait les Shadoks, c’était de divertir les Gibis dans leurs étables numériques, le mieux, c’est-à-dire le plus puérilement, et le plus longtemps possible, pour que leurs heures de traite passent plus vite. Le but était, puisque l’intelligence des Gibis était dans leur chapeau, de le leur voler afin d’avoir plus facilement accès à ce qu’ils avaient juste en-dessous : leurs neurones, leur conscience, leur attention, leur capacité à recevoir et à enrichir toutes sortes d’informations plus ou moins douteuses. Les Shadocks scrutaient donc, grâce à leurs appareils, les goûts, les idées, les peurs, tout ce qu’il faut pour convenir aux envies des troupeaux de Gibis.

Les exploitants Shadock continuaient donc à pomper tandis que les vaches Gibi n’y voyaient que du feu.

Et l’histoire pourrait s’arrêter là.

Car pour ne rien vous cacher, c’est juste à l’instant où notre histoire allait s’arrêter que les vrais embêtements allaient commencer.

[1] Ce texte s’inspire d’un dessin animé créé par Jacques Rouxel. « Les Shadoks » est une série télévisée d’animation française en 208 épisodes de deux à trois minutes diffusée principalement dans les années 1968 – 1974. J’avais une dizaine d’années et ne pouvais guère y voir que les aventures complètement loufoques de drôles de bêtes s’acharnant à construire des machines improbables qui ne fonctionnaient pas. Aujourd’hui, je vois dans la sempiternelle querelle entres les Shadoks et les Gibis une joyeuse mise en lumière de notre incapacité humaine à vivre en harmonie avec nos semblables et avec notre planète. À l’ère des tout premiers effets de l’intelligence artificielle et de la robotisation et avec ce qui est en train de nous arriver en pleine poire, quoi de mieux que les Shadoks et leur « cosmopompe » pour tourner en dérision notre rapport à la technologie et notre tendance à nous aliéner nous-mêmes ?

[2] Voilà, on en est là ! (ici c’est en Russie, mais ça se fait à plein d’autres endroits et… il semble bien que ça marche : les vaches à qui on fait croire qu’elles sont dans un vert pâturage, fleuri et ensoleillé « augmenteraient la quantité  et même la qualité de leur lait de façon marquée ».)

[3] Trop nombreux. C’était même la cause première de leurs principaux problèmes. Mais ça, ils ne voulaient pas le voir non plus.