10 juin 2025

Les pompants et les pompés[1] – deuxième partie

Plusieurs générations de Gibis étaient maintenant parquées dans les hébergeries. Les Shadoks pompaient toujours, les Gibis en perdaient leurs chapeaux et trouvaient ça cool.  Au lieu de déverrouiller en moyenne 400 fois par jour leur nanocristaucellulophone, les Gibis, toujours très fans du progrès offert par les Shadoks, avaient trouvé plus pratique de le porter sur le nez, comme des lunettes. Ça demandait moins d’effort.

Et puis, on avait adapté leur environnement en le sécurisant. On avait construit des murs et mis des caméras tout autour des hébergeries, des fois que d’autres bestioles voudraient venir goûter la belle herbe verte des Gibis. Ils avaient maintenant des signaux visuels qui s’allumaient sur leurs écrans pour éviter qu’ils ne se percutassent, qu’ils ne se cassassent une patte dans la rigole à bousets ou qu’ils ne tombassent dans la fosse à purin.

Ainsi, grâce à cette technologie, ils n’avaient plus besoin de se regarder, de se toucher et de se parler. Il n’y en avait pas un qui jouait de temps au temps au rebelle. Non, pas même un bourré qui parle tout seul, ou un fada qui se met à raconter des histoires. Harnachés, le licol bien serré, les Gibis vivaient une vie qui leur semblait  belle, divertissante et fleurie. Ils étaient tranquilles et n’avaient presque plus d’émotions. La beauté, le désir, la solidarité, l’empathie, la poésie avaient disparu de leur monde. La configuration de plus en plus passoireuse de leur cerveau faisait qu’ils ne se souvenaient même plus du temps où ils faisaient des fêtes ou des châteaux de sable sur la plage de Gibibeach.

En vingt ou trente ans, des millénaires de conscience et des siècles d’exploration avaient été réduits à quasi rien. Le processus avait été foudroyant, beaucoup plus rapide que tout ce qu’on avait imaginé.

Certains ayant un reste de chapeau sur la tête avaient eu, par moments, des paniques de lucidité, des visions oniriques de leur monde perdu et oublié. Mais la grosse majorité du troupeau devenait amorphe et apeurée. Elle régressait, régressait, régressait.

 

Ça avait commencé par l’appauvrissement du langage.

La plupart des Gibis n’avaient jamais été des as de l’éloquence. Quelques-uns se rendaient bien compte qu’ils ne se comprenaient plus, que leurs réactions étaient toujours plus inadaptées et qu’ils ne pouvaient même plus dire leurs joies ou leurs misères de Gibis. Mais pour l’immense majorité d’entre eux, ça ne les dérangeait pas vraiment. Le nombre des mots qu’ils utilisaient était passé de 1000 à 200, puis à 30. Le gouffre avait continué de se creuser et on en était à deux. Voilà voilà.

Un jour, c’était le soir, les Shadoks se rendirent compte qu’ils étaient en train de perdre le contrôle de la cosmopompe. Ils pompaient toujours, bien sûr, mais il n’y avait tellement plus rien à pomper chez les Gibis qu’ils pompaient dans le vide. Ils n’avançaient pas. Il faut dire qu’ils ne reculaient pas non plus. Alors ils se disaient que puisqu’ils n’avançaient ni en avant ni en arrière, peut-être qu’en pompant dans l’autre sens, ils feraient bouger les choses. Mais, plus ils pompaient dans l’autre sens, plus non seulement ils ne reculaient pas, mais plus aussi ils n’avançaient pas non plus. Dans ces conditions, allez-vous dire, ça aurait été plus simple qu’ils ne pompassent plus du tout.

Ça prouve que vous n’y connaissez rien. C’est un principe de base en pompologie : « il vaut mieux  pomper même s’il ne se passe rien plutôt que de risquer qu’il se passe quelque chose de pire en ne pompant pas »[2].

Quelque-chose arriva toutefois. À force de pomper d’arrache-pied, les Shadoks s’épuisèrent, s’arrêtèrent, n’attendant plus qu’une chose : le repos. Ils prononcèrent alors ces mots historiques : « Que la nuit soit ! »

Et ce qu’il y a de plus rigolo, c’est que la nuit fut.

Bientôt les Shadoks et les Gibis disparurent de leur monde bancal et retournèrent,  paisiblement, comme ils étaient arrivés, dans leur mare primordiale. Ce ne fut même pas triste. Ce fut. C’est tout.[3]

[1] Ce texte s’inspire d’un dessin animé créé par Jacques Rouxel. « Les Shadoks » est une série télévisée d’animation française en 208 épisodes de deux à trois minutes diffusée principalement dans les années 1968 – 1974. J’avais une dizaine d’années et ne pouvais guère y voir que les aventures complètement loufoques de drôles de bêtes s’acharnant à construire des machines improbables qui ne fonctionnaient pas. Aujourd’hui, je vois dans la sempiternelle querelle entres les Shadoks et les Gibis une joyeuse mise en lumière de notre incapacité humaine à vivre en harmonie avec nos semblables et avec notre planète. À l’ère des tout premiers effets de l’intelligence artificielle et de la robotisation et avec ce qui est en train de nous arriver en pleine poire, quoi de mieux que les Shadoks et leur « cosmopompe » pour tourner en dérision notre rapport à la technologie et notre tendance à nous aliéner nous-mêmes ?

[2] Devise Shadok

[3] Quelques-uns, un peu moins engourdis que les autres, ayant un reste de chapeau sur la tête, eurent peut-être la faculté de voir en toute cette technologie l’outil d’apaisement le plus humain jamais créé. Peut-être. C’est une variante possible et elle dépend d’une autre sorte de bestioles :  nous, les humains.