Le chevalier sans peur et sans reproche

La Providence, Courchapoix

La plus grande révélation qu’il eut de toute sa vie commença par l’observation d’un clou en acier d’environ cinq centimètres de long. C’était un clou oxydé, tordu, qui avait dû s’arracher d’un fer à cheval pour se planter dans le pneu arrière gauche de sa camionnette.

Bayar pensa tout d’abord à la tête de son chef. Le colis à livrer était prioritaire et devait être remis avant midi. S’il était délivré en retard, c’était trois cents francs d’amende. Trois de loupés dans le mois et c’était mille balles. Il en avait déjà loupé deux. Et il était midi moins dix.

Bayar, fils de berger, est kurde. Il y a sept ans, il a fui l’Irak sans avoir eu le temps de dire au revoir à son père, à sa mère et à ses sœurs. Il avait quatorze ans et mieux valait ne pas se faire prendre par les hommes en noir. Bayar et sa famille vivaient du lait de leurs brebis, en nomades sur leurs propres terres, pour éviter l’enrôlement chez les Lionceaux du califat pour les garçons et le rapt puis le marché aux esclaves où les femmes et les petites filles étaient vendues à la criée, comme des poissons.

Il trimballa donc ses rêves et ses cauchemars le long de frontières aussi instables que celles entre le bien et le mal, longea le Tigre, traversa l’Euphrate et arriva, après deux années d’errance, à la case « asile » à Vallorbe où il apprit ce qu’il fallait de français pour passer son permis de conduire et trouver un travail.

Bayar Abdullah – Abdul pour son chef, Babar pour ses collègues – avait tout d’abord été employé au nettoyage des utilitaires. Rapidement il avait « pris du galon » et avait eu ce qu’il voulait : les clés de sa propre camionnette.

Il commençait son travail de livreur de colis à 6h30 tous les matins, mangeait un sandwich au volant à midi et enlevait sa chemise rouge et jaune à 18h30. Le soir, il notait ses heures supplémentaires sur une feuille de papier, qu’il ne se donnait même plus la peine de remettre à son chef. Il avait fait le calcul : son patron lui devait huit mille francs. Il y a six mois, il y en avait pour presque autant. Plutôt que de s’acquitter de son dû, la boîte avait préféré mettre la clé sous la porte tout en continuant ses activités sous une nouvelle raison sociale. Les livreurs avaient tous été réengagés, aux mêmes conditions et avec les mêmes méthodes. Même ceux qui étaient là depuis vingt ans étaient donc de nouveaux collaborateurs. On n’optimise pas que le temps dans la livraison à domicile.

Bayar n’était pas un causant. Trois ou quatre mots suffisaient dans ce travail : bonjour, signature, merci, au revoir. Pour le reste, on avait attribué des codes-barres à chacune de ses opérations et on le suivait à la trace par le biais d’un mouchard donnant, en temps réel, sa localisation, sa vitesse et ses arrêts. C’était la langue de la boîte : un langage codé compréhensible des seules machines et lu par des ordinateurs.

Pour le clou, c’est sûr, le chef ne voudrait rien savoir.

(…)

Extrait de la nouvelle « Le chevalier sans peur et sans reproche »