La guerre des moutons

Montgremay

Imagine le sommet du monde. Bon, pas le Nanga Parbat ni le Dhaulagiri, d’accord.
Mais un sommet d’où tu peux voir les collines du plateau de Langres, les monts de la Côte d’Or et du Morvan, les Vosges, la Forêt-Noire, les Alpes. Partout des failles, des plissements, des décrochements et des chevauchements. En face de chez moi, plus près, les Ordons culminent tout de même à neuf cent nonante-neuf mètres d’altitude. À l’ouest, la montagne de Montancy, celle de Glère, la Faux d’Enson, puis le Lomont.
À l’est, Les Rangiers, Grandgiéron, Grandes-Roches. De quoi donner le tournis à un mouton.

Je ne suis pas un mouton. Je suis Tibert, le chat de Montgremay. Montgremay, c’est une grande maison. Une grande maison défiant toute contrainte, ayant pignon sur la vallée où coule le Doubs, ce Doubs qui hésite, vire à l’est, tourne à l’ouest. Si on était dans le Sud, cette maison, on l’appellerait bastide. Presque bastion. Un mur blanc comme la chaux, troué de quelques étroites fenêtres. Visible de partout.

C’est une grande maison, mais c’est un petit ménage : ici vit le vieux Gervais, mon maître. Et moi, son chat. Je vais vers lui, il vient à moi, quand nous en avons envie, d’égal à égal. Mon vieux maître dit que je suis la seule bête de la maisonnée dont il n’a pas à s’occuper. Pas besoin de me promener, de me dresser, de me tondre, de me traire. Lui et moi nous nous ressemblons: nous sommes des êtres peu exigeants pour autant qu’on nous laisse, lui pousser de temps en temps une gueulante, moi faire mon gras sur la chaise à bascule.

Comme dans le Sud, des moutons vivent ici. Comme dans le Sud, les loups sont revenus, ce qui nous cause bien du souci. Enfin surtout à Gervais. Dans l’espoir de soulager quelque peu les régions où on ne pouvait décidément plus la voir qu’en pâté, il fut décidé de cantonner la bête dans un endroit reculé, une terre d’accueil où on ne la chasserait pas, où on lui foutrait la paix. Et on avait décidé que ce serait ici : pays de Noires Combes et de Grippons, vastes espaces, sombres résineux, pâturages de piètre rendement, de rares zones habitées, quelques métairies… Un animal qui inspire la terreur ? Eh bien, on allait le mettre sur le Mont-Terrible ! C’était tout trouvé.

Les gens du coin eurent beau expliquer que c’était les technocrates parisiens de la Révolution, en 1792, qui baptisèrent Mont-Terrible ce que beaucoup ici appelaient Mont-Terri. Et encore ! «Mont-Terri », c’était bon pour les cartographes et les géologues. Cette montagne ferme l’Ajoie vers le sud, la frange de plis s’enchaînant les uns dans les autres, les Bruntrutains l’appelaient Les Chaignons. Mont-Terrible, c’était bien une idée de Parisiens, ça !

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Extrait de la nouvelle « La guerre des moutons »