22 avril 2025

Grosse honte ou
Le regard des bêtes

Pour mes 7 ans, j’ai demandé un cadeau un peu spécial. Je voulais voir comment on tuait les vaches, dans la boucherie de mon village. Je voulais voir ce que deviendraient Dalida, Petula et Sheila[1] à la fin de leur vie. Monsieur Geiser, le boucher, avait bien essayé de dissuader mes parents. Une poule ou un lapin ne feraient-ils pas l’affaire ? Non ! La gamine, elle voulait voir du sérieux, du lourd. Une vache. Point barre. Soit.

Elle est sortie de la bétaillère en se balançant avec mollesse, le regard confiant mais qui interroge. Le licol est passé de la main du paysan à celle du boucher, menant la bête là où elle ne voulait pas aller.

Juste avant de s’effondrer, elle m’a regardée, moi. Et depuis, je n’ai plus jamais pu regarder un animal dans les yeux. Les quelques fois où je me suis laissée prendre, c’est moi qui me suis effondrée.

Peu de temps après, nous étions, avec l’école, en visite au zoo de Bâle. Dans une cage d’un mètre sur deux, trois murs de béton et un de barreaux, un grand gorille avait fait son caca et s’occupait à en sortir les petits morceaux solides, des noix sûrement, qu’il remettait dans sa bouche. La classe était hilare, tout le monde pouffait. Sauf moi. Je pleurais. Des larmes silencieuses qui roulaient sur mes joues de petite fille.

J’avais honte.

J’ai passé mon enfance avec les bêtes, principalement à la ferme du Crêt-Brûlé.[2] Je n’ai pas pu réaliser mon rêve de devenir paysanne, le plus beau et le plus exigeant des métiers.

Je crois que c’est bien. Que je ne sois pas devenue paysanne. Je n’aurais pas pu supporter de me battre. Contre les éléments, les dettes, les maladies, les prix trop bas, la paperasse. Mais surtout contre le fait de considérer les bêtes juste comme des produits, avec une date d’expiration et un prix. Des bêtes auxquelles on nie toute sensibilité et même toute existence.

C’est honteux et c’est absurde !

Même si le monde n’a rien d’absurde.

La nature, sa faculté d’adaptation, l’explosion de nouveautés, la complexification ininterrompue de la vie, tout cela n’a rien d’absurde. C’est au contraire époustouflant d’ingéniosité, de beauté et d’harmonie.

Seul le monde humain est absurde. Il est absurde parce que l’homme a perdu sa fonction naturelle. Toutes les choses du vivant ont une utilité. Sauf nous.

La honte de ce que nous sommes, de ce que nous nous faisons, à nous et aux bêtes, est ce qui nous fera nous entretuer et finalement nous détruite. C’est en bonne voie. C’est con, mais ce n’est pas grave. La mort des abeilles, c’est bien plus grave que la mort des gens.



[1] Ça vous donne une idée de l’époque ! Elles étaient dans cet ordre-là à l’étable, leur nom écrit sur l’ardoise.

[2] Merci, Hermann, de m’avoir appris à traire et à monter à cheval. Et, surtout, de m’avoir appris le respect des bêtes.